En aparté, loin de la patrouille adverse, je prodigue les derniers conseils tactiques à mon équipier. Pour cette mission, il est fin prêt et bien préparé, même si par modestie il ose me dire qu’il fera le maximum pour être à la hauteur. Arrivé à deux encâblures du terme de sa progression en manœuvre et combat, il connaît bien son affaire et les diverses astuces pour rester à sa place d’équipier indissociable.
Après quelques instants perdus à changer mon anti-g défectueux, nous voilà partis vers nos Alphajets, échangeant quelques mots avec les mécaniciens de piste, sur le printemps frileux et humide ou l’ulcère qui guette nos estomacs malmenés par des repas bâclés.
Leader et équipiers répondent présents à l’appel et après une mise en route sage, nous rejoignons sans hâte le point de manœuvre pour un décollage en snake de patrouilles serrées. Il fait bon dans l’habitacle malgré un ciel couvert au plafond élevé et un vent frais du Nord-Est.
Pendant le roulage, je donne quelques informations à mon jeune passager sur les phases futures de notre mission et les diverses manipulations à l’intérieur de la cabine.
Cap au Nord, j’aperçois à midi assez loin les deux points noirs de la patrouille guide et demande à mon numéro 2 de sortir en formation de manœuvre offensive à droite. Lentement, de concert, nous remontons sur eux pour prendre notre position de défensive à un nautique alors que nous changeons de fréquence pour contacter l’organisme radar qui assurera notre guidage en interception, aux larges des côtes charentaises.
Nous poursuivons la montée sur notre branche d’éloignement perdant de vue l’autre formation et allant au plus vite tester les traînées. Mais l’azur reste limpide.
Peu à peu, mon numéro 2 perd du terrain sur mon avion plus léger. Réduisant la poussée de mes deux réacteurs, je lui conseille de profiter du virage de mise en place pour revenir à une distance plus raisonnable.
Notre jeune contrôleur continue d’égrener ses informations sur la position des deux chasseurs alors qu’avec mon passager, nous scrutons minutieusement le ciel toujours vide : “ 9 heures, 5 NM ” - rien. “ 8 heures, 2 NM ” - toujours rien. Mon équipier aussi reste muet.
“ 7 heures, 1 NM ”.
J’entame alors un virage à gauche conservant le maximum d’énergie, vers 0,82 de MACH et découvre bientôt, bien placée à 600 m la patrouille adverse.
Annonçant mes manœuvres sur notre fréquence de travail, à l’intention de mon numéro 2, j’engage notre patrouille dans des évolutions serrées nez haut puis à basse vitesse en rotation rapide vers les chasseurs menaçants.
A l’issue du deuxième yoyo, je découvre mon équipier distancé à mes 7 heures vers 400 m.
Le danger est là, tout proche. Tournant vivement la tête vers l’arrière droit de mon avion, je vois surgir une masse sombre en rapprochement rapide sur moi alors que mon avion est faiblement incliné à droite.
Un choc violent derrière moi, dessous et à droite, l’avion vacille, le tableau de bord devient flou et s’illumine en rouge de tous côtés. Le temps semble s’être arrêté : à droite une boule de feu monte vers moi le long de l’aile. Mon sang s’est glacé. Je n’ai pas le temps de réfléchir. Inconsciemment mes bras se sont levés, mes mains viennent d’atteindre les deux oreilles de la poignée haute du siège. Je parle dans mon casque mécaniquement, deux mots seulement : “ Ejectez vous ”.
Peut être alors ai-je penché légèrement la tête vers l’avant pour mieux articuler et je tire violemment vers le bas.
Le siège vient de partir presque instantanément, je le sens plus que je ne le vis. Puis je perçois ma chute plus lente et stabilisée un très court instant avant de pénétrer dans un nuage orangé qui frémit sous moi. Une onde de chaleur intense vient m’envelopper. Instinctivement, je me recroqueville sur mon siège protégeant mon visage de mes mains, en position fœtale ; une éternité de cinq secondes dans le brasier, puis le soulagement de la fraicheur retrouvée. Trêve de courte durée car ma chute s’accélère et me voilà secoué dans tous les sens, balloté sur mon siège : le parachute stabilisateur a dû brûler dans le nuage de feu.
Dans la tourmente, je perds mon casque et la chaussure droite tant les accélérations sont violentes sur tous les axes.
Dans cette bourrasque qui dure, qui dure, il m’est impossible d’évaluer ma position ou seulement mon altitude. Lassé d’être secoué de toutes parts, j’essaie à grand-peine d’atteindre les poignées de séparation manuelle. Au moment où je réussis à l’approcher au contact, l’automatisme du siège agit et je ressens la brusque décélération de mon parachute qui s’ouvre alors que dans un bruit métallique l’armature du siège vient de me quitter.
Enfin un temps de répit dans l’horreur et dans le silence de l’azur seulement troublé par le claquement de la voilure au dessus de moi, j’essaie de faire le point. Autour de moi, le grand vide : aucun autre parachute, seulement un morceau d’épave brûlante qui tombe lentement vers la mer à quelques centaines de mètres de moi ... “ Ont-ils pu sauter à temps ? Le choc était si violent ! ”. Me voilà sauf au bout des suspentes mais que sont devenus mon équipier et mon passager ?
Un petit point douloureux dans le dos, le sentiment de descendre très vite et la position de mon corps projeté hors des harnais m’arrachent à mes pensées de détresse ou d’espoir. Malgré tous mes efforts, je ne parviens à rester en place contre les harnais de mon parachute. Un regard rapide vers la voilure pour constater l’existence d’une triple coupole qui explique ma descente rapide en spirale à gauche.
Au dessous de moi, le bleu soutenu de la mer au large des côtes invisibles et un chalutier vert et blanc montant vers le nord. Peut-être m’aura-t-il aperçu ? Pendant ma chute, les automatismes reviennent : d’abord percuter le gilet de sauvetage ; un coup sec sur le percuteur de la petite cartouche d’oxygène qui fonctionne normalement mais ne parvient pas à gonfler le gilet rendu poreux par passage dans l’onde thermique.
Ensuite larguer le paquetage : en deux tractions sur la sangle rouge, le canot pneumatique se délove et se gonfle sous moi, salutairement. Puis attendre le contact de l’eau pour désarmer rapidement la boucle ventrale ... et en passant faire une manœuvre de VASALVA pour atténuer une douleur vive à l’oreille droite.
Me voilà prêt pour le grand plongeon en apnée. L’eau arrive très vite. Je n’ai pas le temps de sentir la morsure du froid ni le harnais qui se détache. Un mouvement rapide de brasse vers la surface et me voici hors de l’eau à ramener le canot vers moi.
Il est à peu près 14h00 et je suis à moitié allongé dans mon canot sauvé !
Calmement, je ramène le paquetage vers moi pour lui confirmer ma présence par un fumigène. Mais le vent rabat sur l’eau la fumée rougeâtre ... et le bateau poursuit sa route tout près dans un bruit régulier de moteur diesel.
Alentour, aucun appel, aucun signe d’une autre présence ... L’espoir de retrouver mes compagnons d’infortune doucement disparaît.
La longue attente des secours va commencer et j’ai largement le temps de faire le bilan de la situation avant de mettre en fonctionnement la balise de détresse.
La douleur au dos persiste, lancinante mais très ponctuelle. Ma combinaison étanche est brûlée et déchirée le long du bras droit et au niveau du genou droit également. L’eau y a pénétré largement et mes sous-vêtements sont trempés.
La sensation de froid commence à envahir mon corps. Pour faciliter la mise en œuvre de la balise, je décide d’ôter mes gants racornis par le feu. Je découvre alors ma main gauche brûlée et piquante avec de grosses cloques sur les doigts. J’essaie de retirer mon gant droit mais la peau vient avec et lentement je recouvre la plaie avec le cuir cramoisi et m’affaire sur le matériel de survie.
La balise de détresse fonctionne avec son “ bip bip ” rassurant et à portée immédiate, je prépare les deux fumigènes pour le repérage final. Bercé par la houle et progressivement figé par le froid qui s’installe, j’écoute le silence du grand large et le temps lentement s’écouler.
Dans ma solitude forcée, une foule de pensées vient m’assaillir : que sont devenus mes compagnons d’’armes ? Ont-ils péri au moment du choc ? Sont-ils restés prisonniers dans leur habitacle au moment de l’explosion ? ou bien ont-ils pu sauter après moi et sont-ils tranquillement à attendre au gré des flots ?
Je pense aussi à mon épouse et notre fils lorsque l’accident leur sera annoncé ... et au bonheur de pouvoir les revoir bientôt et les serrer fort contre moi.
Je pense enfin à mon escadron meurtri par ce drame au moment où nous allions célébrer dans la joie le cinquantième anniversaire de l’unité ... Il est peut-être 14h10 ou 14h15 quand apparaît à l’Ouest de ma position pour un kilomètre, un Alphajet dessinant lentement de grands cercles au-dessus de la mer.
Visiblement, il recherche les rescapés du naufrage, peut-être est-ce Bruno guidé par l’organisme radar qui nous contrôlait.
J’attends l’instant de son évolution où son avion me fait face pour brûler le deuxième artifice de mon fumigène ... En vain ! car il s’éloigne vers les côtes sans venir vers mon dinghy ... Mais l’espoir demeure tandis que mon corps s’agite de tremblements incontrôlables, signes cliniques d’une hypothermie naissante.
Quelques minutes se sont écoulées ... interminables. Un deuxième avion apparaît à l’horizon. Un Fouga Magister en quête de naufragés qui à son tour s’éloigne sans avoir repéré ma position.
La S.A.R (Search And Rescue) doit s’agiter sur terre, mobilisant tous les moyens disponibles : les secours s’organisent, j’en suis sûr même si le temps est long dans le silence de l’océan.
Une vague de chaleur et de joie profonde remonte vers mon cœur, me faisant oublier un instant les tremblements violents et incessants qui m’agitent.
Puis tout s’enchaîne comme à l’exercice ... sur la plage de Maguide au mois d’août, ou presque : le fumigène rouge au ras de l’eau pour donner au pilote Rescue une information sur le vent ; les deux plongeurs sauveteurs rassurant, professionnels émérites qui en un quart d’heure m’ harnachent sur la civière flottante ; la remontée paisible au treuil ; le visage sympathique et réconfortant de Jean-Michel, notre médecin PN préféré, avec les premiers soins attentifs et une couverture chaude, bienvenue ; quelques mots essentiels et chaleureux dans le brouhaha des turbines, mon choix pour un rapatriement vers BORDEAUX plutôt que LA ROCHELLE et le cauchemar doucement se dissipe.
D’autres hélicoptères sont venus nous rejoindre pendant ma récupération, continuant sur place les recherches : Jean-Michel me l’a confirmé lorsqu’en pénétrant dans l’habitacle, j’ai demandé si les autres pilotes avaient été aussi récupérés.
Il est à peu près 16h00, le Puma se pose sur l’héliport de l’hôpital ... Les longues veilles vont commencer mais la vie est là, terrible et merveilleuse à la fois.